• Sacrifié dans le feu, au nom du dieu Baal Hammon

     Bébé Cadum

    Le culte de Baal Hammon ou le sacrifice de l'innocence par le feu.

    Selon Gustave Flaubert dans «Salammbô» (1862)


    Scénario de Salammbô de Gustave Flaubert
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Salammb%C3%B4_%28roman%29

    ... Chapitre 13 - Moloch

    Alors les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu'ils n'avaient point expédié en Phénicie l'offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien ; et une immense terreur les prit. Les Dieux indignés contre la République, allaient sans doute poursuivre leur vengeance.


    On les considérait comme des maîtres cruels, que l'on apaisait avec des supplications et qui se laissaient corrompre à force de présents.

    Tous étaient faibles près de Moloch-le-dévorateur.

    L'existence, la chair même des hommes lui appartenait ; - aussi, pour la sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion qui calmait sa fureur.

    On brûlait les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de laine ; et cette façon de satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d'argent, ils ne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plus douce.


    Mais cette fois il s'agissait de la République elle-même.

    Or, tout profit devant être acheté par une perte quelconque, toute transaction se réglant d'après le besoin du plus faible et l'exigence du plus fort, il n'y avait pas de douleur trop considérable pour le Dieu, puisqu'il se délectait dans les plus horribles et que l'on était maintenant à sa discrétion. Il fallait donc l'assouvir complètement.

    Les exemples prouvaient que ce moyen-là contraignait le fléau à disparaître. D'ailleurs, ils croyaient qu'une immolation par le feu purifierait Carthage.
    La férocité du peuple en était d'avance alléchée. Puis, le choix devait exclusivement tomber sur les grandes familles.


    Les Anciens s'assemblèrent. La séance fut longue. Hannon y était venu. Comme il ne pouvait plus s'asseoir, il resta couché près de la porte, à demi perdu dans les franges de la haute tapisserie ; et quand le pontife de Moloch leur demanda s'ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclata dans l'ombre comme le rugissement d'un Génie au fond d'une caverne.

    Il regrettait, disait-il de n'avoir pas à en donner de son propre sang ; et il contemplait Hamilcar, en face de lui à l'autre bout de la salle. Le Suffète fut tellement troublé par ce regard qu'il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la tête, successivement ; et, d'après les rites, il dut répondre au grand-prêtre : «Oui, que cela soit.» Alors les Anciens décrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, - parce qu'il y a des choses plus gênantes à dire qu'à exécuter.


    La décision, presque immédiatement, fut connue dans Carthage ; des lamentations retentirent. Partout on entendait les femmes crier ; leurs époux les consolaient ou les invectivaient en leur faisant des remontrances.

    Mais trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire se répandit : le Suffète avait trouvé des sources au bas de la falaise. On y courut. Des trous creusés dans le sable laissaient voir de l'eau ; et déjà quelques-uns étendus à plat ventre y buvaient.

    Hamilcar ne savait pas lui-même si c'était par un conseil des Dieux ou le vague souvenir d'une révélation que son père autrefois lui aurait faite ; mais en quittant les Anciens, il était descendu sur la plage, et, avec ses esclaves, il s'était mis à fouir le gravier.

    Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna tout le reste du blé qu'il gardait chez lui. Il fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutes les chambres, - celle de Salammbô exceptée. Il annonça que six mille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de Macédoine envoyait des soldats.

    Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ; le soir du troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décret des Anciens circula de nouveau sur toutes les lèvres, et les prêtres de Moloch commencèrent leur besogne.

    Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons. Beaucoup d'avance les désertaient sous le prétexte d'une affaire ou d'une friandise qu'ils allaient acheter ; les serviteurs de Moloch survenaient et prenaient les enfants. D'autres les livraient eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de Tanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu'au jour solennel de les amuser et de les nourrir.

    Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup, et le trouvant dans ses jardins :

    «Barca ! nous venons pour la chose que tu sais... ton fils !» Ils ajoutèrent que des gens l'avaient rencontré un soir de l'autre lune, au milieu des Mappales, conduit par un vieillard.

    Il fut d'abord comme suffoqué. Mais bien vite comprenant que toute dénégation serait vaine, Hamilcar s'inclina ; et il les introduisit dans la maison-de-commerce.
    Des esclaves accourus d'un signe en surveillaient les alentours.


    Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu. Il saisit d'une main Hannibal, arracha de l'autre la ganse d'un vêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passa l'extrémité dans sa bouche pour lui faire un bâillon et il le cacha sous le lit de peaux de boeuf, en laissant retomber jusqu'à terre une large draperie.

    Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il levait les bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puis il resta les prunelles fixes et haletant comme s'il allait mourir.

    Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem parut.

    «Ecoute ! dit-il, tu vas prendre parmi les esclaves un enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et le front bombé ! Amène-le ! hâte-toi !»

    Bientôt Giddenem l'entra, en présentant un jeune garçon.

    C'était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sa peau semblait grisâtre comme l'infect haillon suspendu à ses flancs ; il baissait la tête dans ses épaules, et du revers de sa main frottait ses yeux, tout remplis de mouches.

    Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal ! et le temps manquait pour en choisir un autre ! Hamilcar regardait Giddenem ; il avait envie de l'étrangler.

    «Va-t'en !» cria-t-il ; le maître-des-esclaves s'enfuit.

    Donc le malheur qu'il redoutait depuis si longtemps était venu, et il cherchait avec des efforts démesurés s'il n'y avait pas une manière, un moyen d'y échapper.

    Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait le Suffète. Les serviteurs de Moloch s'impatientaient.

    Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d'un fer rouge ; et il recommença de nouveau à parcourir la chambre, tel qu'un insensé. Puis il s'affaissa au bord de la balustrade, et les coudes sur ses genoux, il serrait son front dans ses deux poings fermés.

    La vasque de porphyre contenait encore un peu d'eau claire pour les ablutions de Salammbô.

    Malgré sa répugnance et tout son orgueil, le Suffète y plongea l'enfant, et, comme un marchand d'esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine, l'autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête ; il passa autour de son cou un collier d'électrum, et il le chaussa des sandales à talons de perles, - les propres sandales de sa fille ! Mais il trépignait de honte et d'irritation ; Salammbô, qui s'empressait à le servir, était aussi pâle que lui. L'enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même s'enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quand Hamilcar l'entraîna.


    Il le tenait par le bras, fortement, comme s'il avait eu peur de le perdre ; et l'enfant, auquel il faisait mal, pleurait un peu tout en courant près de lui.

    A la hauteur de l'ergastule, sous un palmier, une voix s'éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait : «Maître ! oh ! Maître !»

    Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un homme d'apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans la maison.

    «Que veux-tu ?» dit le Suffète.

    L'esclave, qui tremblait horriblement, balbutia :

    «Je suis son père !»

    Hamilcar marchait toujours ; l'autre le suivait, les reins courbés, les jarrets fléchis, la tête en avant.

    Son visage était convulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu'il retenait l'étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionner et de lui crier : «Grâce !»

    Enfin il osa le toucher d'un doigt, sur le coude, légèrement.

    «Est-ce que tu vas le ...» Il n'eut pas la force d'achever, et Hamîlcar s'arrêta, tout ébahi de cette douleur.

    Il n'avait jamais pensé, - tant l'abîme les séparant l'un de l'autre se trouvait immense,- qu'il pût y avoir entre eux rien de commun. Cela même lui parut une sorte d'outrage et comme un empiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus lourd que la hache d'un bourreau ; l'esclave s'évanouissant tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba par-dessus.

    Les trois hommes en robes noires l'attendaient dans la grande salle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite il déchira ses vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des cris aigus :

    «Ah ! pauvre petit Hannibal ! oh ! mon fils ! ma consolation ! mon espoir ! ma vie ! Tuez-moi aussi ! emportez-moi ! Malheur ! malheur !» Il se labourait la face avec ses ongles, s'arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses des funérailles. «Emmenez-le-donc ! je souffre trop ! allez-vous-en ! tuez-moi comme lui.» Les serviteurs de Moloch s'étonnaient que le grand Hamilcar eût le coeur si faible. Ils en étaient presque attendris.

    On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil à la respiration d'une bête féroce qui accourt ; et sur le seuil de la troisième galerie, entre les montants d'ivoire, un homme apparut, blême, terrible, les bras écartés ; il s'écria :

    «Mon enfant !»

    Hamilcar, d'un bond, s'était jeté sur l'esclave ; et en lui couvrant la bouche de sa main, il criait encore plus haut :

    «C'est le vieillard qui l'a élevé ! il l'appelle mon enfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez !» Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il sortit avec eux, et d'un grand coup de pied referma la porte derrière lui.

    Hamilcar tendit l'oreille pendant quelques minutes, craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire de l'esclave pour être bien sûr qu'il ne parlerait pas ; mais le péril n'était point complètement disparu, et cette mort, si les Dieux s'en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant d'idée, il lui envova par Taanach les meilleures choses des cuisines : un quartier de bouc, des fèves et des conserves de grenades. L'esclave, qui n'avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus ; ses larmes tombaient dans les plats.

    Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordes d'Hannibal. L'enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu'au sang. Il le repoussa d'une caresse.

    Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulut l'effrayer avec Lamia, une ogresse de Cyrène.

    «Où donc est-elle ?» demanda-t-il.

    On lui conta que des brigands allaient venir pour le mettre en prison. Il reprit : - «Qu'ils viennent, et je les tue !»

    Hamilcar lui dit alors l'épouvantable vérité. Mais il s'emporta contre son père, prétendant qu'il pouvait bien anéantir tout le peuple, puisqu'il était le maître de Carthage.

    Enfin, épuisé d'efforts et de colère, il s'endormit, d'un sommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre un coussin d'écarlate ; sa tête retombait un peu en arrière, et son petit bras, écarté de son corps, restait tout droit, dans une attitude impérative.

    Quand la nuit fut noire, Hamilcar l'enleva doucement et descendit sans flambeau l'escalier des galères. En passant par la maison-de-commerce, il prit une couffe de raisins avec une buire d'eau pure ; l'enfant se réveilla devant la statue d'Alètes, dans le caveau des pierreries ; et il souriait, - comme l'autre, - sur le bras de son père, à la lueur des clartés qui l'environnaient.

    Hamilcar était bien sûr qu'on ne pouvait lui prendre son fils. C'était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un souterrain que lui seul connaissait, et en jetant les yeux à l'entour il aspira une large bouffée d'air. Puis il le déposa ôur un escabeau, près des boucliers d'or.

    Personne, à présent, ne le voyait ; il n'avait plus rien à observer ; alors il se soulagea. Comme une mère qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son fils ; il l'étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois, l'appelait des noms les plus doux, le couvrait de baisers ; le petit Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se taisait maintenant.

    Hamilcar s'en revint à pas muets, en tâtant les murs autour de lui ; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de la lune entrait par une des fentes du dôme ; au milieu, l'esclave, repu, dormait, couché tout de son long sur les pavés de marbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l'émut. Du bout de son cothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva les yeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans le ciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de mépris pour eux. Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.

    On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirer le dieu d'airain, sans toucher aux cendres, de l'autel. Puis, dès que le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.

    Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; ses épaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loin qu'ils l'apercevaient, les Carthaginois s'enfuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l'exercice de sa colère.Une senteur d'aromates se répandit par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s'ouvrir ; il en sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que des pontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient à leurs angles, et des rayons s'échappaient de leurs, faîtes aigus, terminés par des boules de cristal, d'or, d'argent ou de cuivre.

    C'étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s'humilier devant sa force et s'anéantir dans sa splendeur.

    Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole ; sur celui de Khamon, couleur d'hyacinthe, se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un cercle de pierreries ; entre les rideaux d'Eschmoûn, bleus comme l'éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue ; et les Dieux-Pataeques, tenus,dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands enfants emmaillottés, dont les talons frôlaient la terre.

    Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité ; Baal-Samin, dieu des espaces célestes ; Baal-Peor, dieu des monts sacrés ; Baal-Zeboub, dieu de la corruption, et ceux des pays voisins et des races congénères : l'Iarbal de la Libye, l'Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires, et le cadavre de Tammouz était traîné au milieu d'un catafalque, entre des flambeaux et des chevelures.

    Pour asservir les rois du firmament au Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement coloriées ; et tous s'y trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure, jusqu'au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de la lune, tournaient dans des frondes en fils d'argent ; de petits pains, reproduisant le sexe d'une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Cérès ; d'autres amenaient leurs fétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliées reparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout entière dans une pensée de mort et de désolation.

    Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de l'encens. Des nuages çà et là planaient, et l'on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L'essieu des chars quelquefois s'accrochait dans les rues ; alors les dévôts profitaient de l'occasion pour toucher les Baalim avec leurs vêtements, qu'ils gardaient ensuite comme des choses saintes.

    La statue d'airain continuait à s'avancer vers la place de Khamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme d'émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés de diadèmes, s'étaient assemblés dans Kinisdo ; et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles qui, descendaient de l'Acropole, entre les collèges des pontifes.

    Par déférence pour Moloch, ils s'étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs ; mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, - et rien n'était lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d'oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiares d'or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.

    Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.

    Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s'alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceux d'Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des colliers à têtes de coucoupha et des tiares pointues, s'établirent sur les marches de l'Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent pour eux le côté de l'occident ; les prêtres des Abaddirs, serrés dans des bandes d'étoffes phrygiennes, se placèrent à l'orient ; et l'on rangea sur le côté du midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des Pataeques et les Yidonim qui, pour connaître l'avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s'étaient arrêtés, prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.

    De temps en temps, il arrivait des files d'hommes complètement nus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque et caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seul mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l'ordre, les hiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre, la face posée contre les treillages d'airain.

    Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanche s'avança. Il perça lentement la foule et l'on reconnut un prêtre de Tanit, - le grand-prêtre Schahabarim. Des huées s'élevèrent, car la tyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l'on n'avait pas remarqué l'absence de ses pontifes.

    Mais l'ébahissement redoubla quand on l'aperçut ouvrant dans les treillages une des portes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes. C'était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu'il venait faire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient de le repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des rois et portant des couronnes à triple étage, ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations, et des rires de colère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire étalée en soleil.

    Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et, traversant pas à pas toute l'enceinte, il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les deux bras, ce qui était une formule solennelle d'adoration. Depuis trop longtemps la Rabbet le torturait ; et par désespoir, ou peut-être à défaut d'un dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.

    La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une divinité clémente.

    Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Baal. Les hommes en manteaux rouges l'exclurent de l'enceinte ; puis, quand il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s'écartait à son approche.

    «Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones, crétateur qui s'engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu !»

    Et leur voix se perdit dans l'explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étoffer les cris des victimes. Les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient, tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient un clapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras, retentissaient, de coups sourds et rapides ; et, malgré la fureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.

    Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, on introduisit de la farine ; dans le second, deux tourterelles ; dans le troisième, un singe ; dans le quatrième, un bélier ; dans le cinquième, une brebis ; et, comme on n'avait pas de boeuf pour le sixième, on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.

    Avant de rien entreprendre, il était bon d'essayer les bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par derrière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter, jusqu'à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu ronflait.

    Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en examinant la multitude.

    Il fallait un sacrifice individuel, une oblation toute volontaire et qui était considérée comme entraînant les autres. Mais personne, jusqu'à présent, ne se montrait, et les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides.

    Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des poinçons et ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l'enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d'horribles ferrailles et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des broches entre les seins ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d'épines sur la tête ; puis ils s'enlacèrent par les bras, et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractait et s'élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement tout plein de sang et de cris.

    Peu à peu, des gens entrèrent jusqu'au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d'or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle s'enfonça dans l'ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, - et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l'éternité.

    Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s'envolant, faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin diparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d'être reconnus. Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l'orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s'apercevoir qu'il eut un grand geste d'horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait par terre. De l'autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui. Baissant sa tête chargée d'une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d'or couverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l'effleurait.

    Les bras d'airain allaient plus vite. Ils ne s'arrêtaient plus. Chaque fois que l'on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : «Ce ne sont pas des hommes, mais des boeufs !» et la multitude à l'entour répétait : «Des boeufs ! des boeufs !»

    Les dévots criaient : «Seigneur ! mange !» et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : «Verse la pluie ! enfante !»

    Les victimes à peine au bord de l'ouverture disparaissaient comme une goutte d'eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.

    Cependant l'appétit du Dieu ne s'apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l'année solaire ; mais on en mit d'autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu'au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.

    Le jour tomba ; des nuages s'amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu'à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

    A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu'il en fallait encore.

    On aurait dit que les murs chargés de monde s'écroulaient sous les hurlements d'épouvanté et de volupté mystique. Puis des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s'accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges.

    Les joueurs d'instruments quelquefois s'arrêtaient épuisés ; alors on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons.

    Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; - et les pères dont les enfants étaient morts autrefois, jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils les lançaient dans l'air, afin que le sacrifice s'éparpillât sur la ville et jusqu'à la région des étoiles.

    Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l'hélépole, ils regardaient béants d'horreur.

    Chapitre 14 - Le défilé de la Hache

    Les Carthaginois n'étaient pas rentrés dans leurs maisons que les nuages s'amoncelèrent plus épais ; ceux qui levaient la tête vers le colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes, et la pluie tomba. Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c'était la voix de Moloch ; il avait vaincu Tanit ; - et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein. Parfois on l'apercevait dans une éclaircie lumineuse étendue sur des coussins de nuages ; puis les ténèbres se refermaient comme si, trop lasse encore, elle se voulait rendormir ; les Carthaginois, - croyant tous que l'eau est enfantée par la lune, - criaient pour faciliter son travail.

    La pluie battait les terrasses et débordait par-dessus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur les escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se versait en lourdes masses tièdes et en rayons pressés ; des angles de tous les édifices, de gros jets écumeux sautaient ; contre les murs ii y avait comme des nappes blanchâtres vaguement suspendues, et les toits des temples, lavés, brillaient en noir à la lueur des éclairs. Par mille chemins des torrents descendaient de l'Acropole ; des maisons s'écroulaient tout à coup ; et des poutrelles, des plâtras, des meubles passaient dans les ruisseaux, qui couraient sur les dalles impétueusement.

    On avait exposé des amphores, des buires, des toiles ; mais les torches s'éteignaient ; on prit des brandons au bûcher du Baal, et les Carthaginois, pour boire, se tenaient le cou renversé, la bouche ouverte. D'autres, au bord des flaques bourbeuses, y plongeaient leurs bras jusqu'à l'aisselle, et se gorgeaient d'eau si abondamment qu'ils la vomissaient comme des buffles. La fraîcheur peu à peu se répandait ; ils aspiraient l'air humide en faisant jouer leurs membres, et dans le bonheur de cette ivresse, bientôt un immense espoir surgit. Toutes les misères furent oubliées. La patrie encore une fois renaissait...

    Salammbô de Gustave Flaubert, écrit en 1862.
    http://www.mediterranees.net/romans/salammbo/sommaire.html


    Gustave Flaubert

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Flaubert



    Selon Diodore de Sicile, dans « Bibliothèque Historique » (Ier siècle avant J.C)

    Attribuant au pouvoir des dieux la défaite qu'ils venaient d'essuyer, les Carthaginois eurent recours aux prières publiques, et croyant qu'Hercule, dont ils se disaient être une colonie, était particulièrement irrité, ils envoyèrent à Tyr une immense quantité de riches offrandes.

    Descendants de cette ville, les Carthaginois étaient jadis dans l'usage d'envoyer à ce dieu le dixième de tous leurs revenus; mais par la suite, devenus riches et opulents, ils n'envoyèrent presque plus rien, croyant pouvoir se dispenser de la protection du dieu.

    Leur désastre récent les ramena au repentir, et tous se souvinrent du dieu de Tyr.

    Parmi les offrandes qu'ils envoyèrent se trouvaient des chapelles d'or tirées de leurs propres temples, pensant que par ce genre de consécration ils parviendraient plus facilement à apaiser le courroux de la divinité.

    Ils se reprochèrent aussi de s'être aliéné Saturne, parce qu'ils lui avaient autrefois offert en sacrifice les enfants des plus puissants citoyens, qu'ils avaient plus tard renoncé à cet usage en achetant des enfants secrètement et en les élevant pour être immolés à ce dieu.

    Des recherches établirent que plusieurs de ces enfants sacrifiés étaient des enfants supposés.

    En considérant toutes ces choses et en voyant, de plus, les ennemis campés sous les murs de leur ville, ils furent saisis d'une crainte superstitieuse, et ils se reprochèrent d'avoir négligé les coutumes de leurs pères à l'égard du culte des dieux.

    Ils décrétèrent donc une grande solennité dans laquelle devaient être sacrifiés deux cents enfants, choisis dans les familles les illustres; quelques citoyens, en butte à des accusations, offrirent volontairement leurs propres enfants, qui n'étaient pas moins de trois cents.

    Voici quelques détails concernant ce sacrifice. Il y avait une statue d'airain représentant Saturne, les mains étendues et inclinées vers la terre, de manière que l'enfant, qui y était placé, roulait et allait tomber dans un gouffre rempli de feu.

    C'est probablement à cette coutume qu'Euripide fait allusion lorsqu'il parle des cérémonies du sacrifice accompli en Tauride; le poète met dans la bouche d'Oreste, la question suivante :

    "Quel sera le tombeau qui me recevra lorsque je mourrai ?
    Un feu sacré allumé dans un vaste gouffre de la terre."

    Il paraît aussi que l'ancien mythe des Grecs, d'après lequel Saturne dévora ses propres enfants, trouve son explication dans cette coutume des Carthaginois.

    Diodore de Sicile (Livre XX, 14)
    http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/diodore_20/lecture/15.htm

    Diodore de Sicile, La Bibliothèque historique
    http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/diodore_20/lecture/default.htm

    http://gallica.bnf.fr/Search?ArianeWireIndex=index&p=1&lang=FR&q=diodore+de+Sicile

    Diodore de Sicile
    http://www.cosmovisions.com/Diodore.htm



    ici, rien n'est jamais terminé !!! ...

     

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